Il y a de cela 3 jours, j’arrive sur mon lieu de travail. Vers 07h00, comme tous les autres jours. Je suis femme de ménage depuis bientôt cinq années scolaires, dans un centre de formation pour apprentis. Je suis femme de ménage, mais plus pour très longtemps, et je ne sais même pas comment ni pourquoi j’ai tenu aussi longtemps. Masochisme peut-être. Facilité aussi, dans le sens où j’avais trouvé cet emploi, que j’ai fini par avoir un CDI pour ensuite avoir un prêt immobilier et acheter une maison, et que je me suis laissée glisser dedans plutôt que de chercher autre chose véritablement. En revanche, ce n’est pas un boulot que l’on peut dire « facile », c’est évident. J’aurais beaucoup de choses à en dire, bien des développements à faire, mais tout cela est un autre et très long sujet qui n’est pas la préoccupation de ce texte, mais qui pourrait l’être dans un autre.
Ce matin- là, je suis dans mon vestiaire pour me changer avant de commencer ma journée. C’est une petite salle de bain avec une armoire et un cadenas dessus. Je ne ferme pas la porte de la pièce avec la targette qui se trouve dessus. Il est tôt, les quelques stagiaires qui dorment à l’internat à l’étage ne sont pas encore levés, la surveillante arrive à peine et le vigile va lui bientôt partir.
A peine ouvert mon armoire, j’entends de petits bruits, très légers. Au milieu du silence qui règne à ce moment-là, ils ne passent pas inaperçus à mon oreille. Mes yeux se baissent et tombent sur un smartphone qui commence de passer sous la porte de la salle, sur le carrelage. Un centimètre. Il tente une approche en douceur et discrète, c’est raté.
Je ne réfléchis pas, un réflexe : j’ouvre la porte en grand et sans ménagement. Petit couloir dans l’obscurité totale. Juste en face la salle de pause des professeurs où habituellement j’ouvre le volet dès que j’arrive. Evidemment, ce jour-là je ne l’ai pas fait… La lumière de la salle de bain illumine la zone face à la porte, mais le gaillard est accroupi à droite, juste à côté dans l’obscurité complète. Il se lève d’un bond, est déjà retourné quand je le vois, a son téléphone bien en main et file rapidement, moi sur ses talons. De suite il tourne à droite, puis une porte qu’il tire derrière lui prestement et hop, il a disparu. Quand j’ouvre la porte sur le foyer également dans une totale obscurité (volets électriques oblige), il n’y a plus personne, et tellement de possibilités que je n’essaye même pas. J’aurais dû. Car il est remonté au dortoir, et s’il l’a fait aussitôt, j’aurais entendu ses pas dans les escaliers. Je n’ai pas dit un mot, pas un cri, pas une insulte, pas un « arrête-toi », pas un « connard ». Rien. Je ne sais pas pourquoi. La parole n’est pas mon fort. Les mots ne sont pas venus. Et étrangement je ne me suis pas sentie en danger, j’ai foncé. Comme on essaye de choper un gamin qui vient de faire une bêtise. Mais les jeunes en question ne sont plus des enfants, et celui-ci en particulier était vraiment grand.
Après coup aussi, après réflexion, la conviction que le réflexe d’ouvrir la porte n’était pas le meilleur, que j’aurais mieux fait de discrètement et délicatement attraper le portable, ce qui m’aurait assurer une belle preuve.
Après coup, on a toujours plein d’idées sur ce qu’on aurait dû faire. Facile.
Ensuite j’ai retrouvé le vigile et la surveillante, leur ai raconté. Ils sont montés au dortoir. Cinq élèves cette nuit-là, le tour était vite fait. Evidemment, tous dans leur lit. Ça serait trop simple.
Je ne suis pas choquée, mais je réalise petit à petit. L’incident n’est pas allé très loin, mais ce n’est pas anodin, c’est même grave, il me semble. Et que ce soit moi, ou une élève stagiaire comme ça aurait pu être le cas (elles partagent avec moi la salle de bain, mais cette nuit-là il n’y avait pas de fille), les faits sont toujours aussi graves. C’est d’ailleurs bien ce qui me tracasse.
Le vigile le signalera sur la main-courante le soir même, me dit-il. D’accord. De toute façon je ne réalise pas vraiment à ce moment-là ce qui s’est passé. Je n’analyse pas encore. Hier je suis allée lire ce qu’il a écrit. Surprise de ma part. M’a-t-il mal comprise ou remet-il en doute mes propos ? Ou se protège-t-il en insinuant un petit doute sur la réalité des faits ? Je me pose la question. Car dans le cahier des événements de la nuit précédente, il a inscrit : « la femme de ménage pense avoir été espionnée […], elle pense avoir vu quelqu’un ». Pardon ? Ce n’est pas ce que j’ai dit et c’est faux. Je ne le pense pas, je l’ai vu. Il y a des nuances comme celle-ci qui changent tout le sens. Malaise de mon côté. Que vaut ma parole ?
Je le signale à la surveillante qui m’écoute mais m’entend-elle ou trouve-t-elle que je « chipote » ? Peut-être pas, je ne veux pas lui prêter des intentions qu’elle n’a pas. En tout cas je ne me sens pas soutenue.
Le jour-même, j’ai informé des faits la directrice de l’établissement, ainsi que mon chef et ma collègue. Cette dernière, plus tard dans la journée, aura une réflexion que j’espère juste maladroite et non mal intentionnée et sérieuse, mais qui en tout cas me marquera : elle me fait remarquer que c’est peut-être dû au fait que je ne porte pas de soutien-gorge. Tiens-donc ? Je serais donc fautive, responsable d’attiser en ces jeunes hommes leurs instincts primaires par les vêtements que je porte, ou plutôt que je ne porte pas, en l’espèce ?
En vérité, je crois que c’est cette réflexion qui m’a le plus choquée, bien au-delà de l’acte lui-même. C’est très symptomatique : un reproche fait aux femmes et qui déresponsabilise les hommes et justifie leurs actes. La bêtise du propos m’a frappée comme une gifle et m’a mise K.O, me laissant muette, encore une fois.
Aucune suite ne sera donné à tout cela. Même pas un message d’avertissement, l’occasion d’une leçon à leur transmettre, à destination de ces seulement cinq jeunes hommes. Tout le monde s’en fout. Tout le monde en a marre et attend la fin de l’année scolaire avec impatience. On ferme les yeux et on attend que ça passe.
Une motivation supplémentaire pour moi de changer d’horizon.